13

Étonné d’être encore en vie et de n’avoir pas été touché par les bulles bleues, Bob Morane osa se retourner sur le dos pour regarder vers la voiture, changée maintenant en brasier par la combustion de l’essence contenue dans le réservoir. Elle continuait à rouler sur sa lancée en direction des marmousets, qui s’entêtaient à lancer sur elle leurs bulles de lumière, comme s’ils avaient voulu stopper sa course. Ce fut seulement quand le véhicule ne fut plus qu’à quelques mètres des premiers d’entre eux que leurs cerveaux électroniques réagirent et qu’ils voulurent s’écarter. La plupart y parvinrent, à l’exception de deux d’entre eux qui, fauchés de plein fouet, furent projetés en l’air, pour retomber lourdement sur le sol. Presque aussitôt, les transmetteurs de matière dont ils étaient munis fonctionnèrent. Ils devinrent transparents, leurs contours se modifièrent et ils disparurent, tandis que la voiture, continuant sa course, allait buter contre un tas de mœllons, où elle s’arrêta pour achever de se consumer.

Toujours allongé sur le sol, Bob Morane poussa un grognement de colère.

— Pas de chance ! gronda-t-il. Seulement deux de ces maudites machines mises hors de combat…

Il espérait en annihiler davantage, voire faucher toute la file, mais les marmousets demeuraient nombreux et présentaient la même menace qu’auparavant.

C’est alors seulement que Bob se rendit compte que plusieurs robots se dirigeaient vers lui.

« Aïe ! pensa-t-il, c’est à moi qu’ils en veulent. Je ne tiens pas à être cuit à point…»

Il se dressa à l’instant précis où la lumière bleue s’intensifiait au fond des yeux fixes des petits monstres mécaniques. Il se mit à courir alors de toute la vitesse dont il était capable, en direction des remblais. À gauche, à droite, des bulles de lumière éclataient, dans de brèves fulgurances, parfois si près qu’il sentait des vagues de chaleur monter vers lui. Si une de ces bulles de lumière le touchait, il le savait, ce serait une mort atroce. La bulle le pénétrerait vif, pour le brûler à l’intérieur. Par chance, il était possible qu’il fût déjà hors de portée efficace, ce qui expliquerait l’imprécision du tir de l’adversaire.

Les bulles n’éclataient plus que derrière lui quand il atteignit la pile de sacs de ciment d’où il était parti. Il plongea en avant, roula sur lui-même et se retrouva assis à l’abri derrière les sacs, à quelques mètres à peine de ses compagnons, qui n’avaient rien perdu de son action.

— Bien joué, commandant ! s’exclama Ballantine. Vous ne les avez pas ratés…

— Réellement, vous avez été merveilleux, surenchérit Isabelle Show avec un accent d’admiration dans la voix. Pendant un moment, j’ai craint qu’ils ne vous atteignent…

Tout en se relevant, Bob essuya la sueur perlant à son front. Tout un côté de son vêtement était roussi et son visage et ses mains souillés de terre et de poussière de ciment agglutinées. Il fit la grimace en s’approchant de ses amis.

— Inutile de m’envoyer des fleurs, grogna-t-il. J’ai risqué ma peau pour rien… Tout ce que j’ai réussi à faire, c’est mettre deux robots hors de combat. Il en reste dix-sept ou dix-huit, c’est-à-dire assez pour nous changer tous en torches vivantes s’ils réussissent à nous approcher, et je ne crois pas que nous disposions encore d’assez de grenades pour les en empêcher…

— Il nous en reste deux, intervint un agent. Bob Morane eut une nouvelle grimace.

— Nous avons gaspillé nos munitions, et à présent nous sommes à la merci de ces maudits marmousets…

— On pourrait tenter le coup à nouveau avec une autre voiture, proposa Ballantine. On serait peut-être plus heureux cette fois…

— C’est loin d’être certain, fit remarquer Morane. Tous leurs radars seront braqués sur les autos et celui qui se risquera à monter à bord de l’une d’elles…

Bob s’interrompit, le front barré d’une ride, puis il secoua la tête, pour reprendre :

— Non, le danger serait trop grand… Tout ce qui nous reste à faire pour le moment, c’est attendre que les marmousets passent à l’attaque. Alors, nous aviserons…

Un agent était couché à plat ventre au sommet d’un monticule de sable, à surveiller l’ennemi. Il lança un avertissement :

— Ils approchent !

Tous s’élancèrent pour regarder à travers les espaces laissés entre les déblais, et ils durent se rendre à l’évidence : les marmousets s’avançaient lentement en direction du chantier. Ils s’étaient à nouveau déployés en arc de cercle et il n’y avait pas assez de distance entre eux pour que l’on pût espérer passer, même dans des voitures lancées à grande vitesse, sans être touchés par les bulles de lumière.

Les marmousets n’étaient plus qu’à une vingtaine de mètres de l’enceinte du chantier, quand un bruit monta dans le silence de l’aube, venant de derrière les docks barrant la vue en direction de la ville. C’était une sorte de ronflement métallique, faisant songer à de nombreuses pattes d’acier, aux pas si rapprochés qu’ils se confondaient presque.

 

*

 

— Qu’est-ce que c’est encore ? avait murmuré Bill Ballantine. Une nouvelle diablerie de l’Ombre Jaune ?

Tous les regards étaient braqués avec angoisse vers les hauts bâtiments des docks. Seul, Bob se sentait plus détendu, car ce bruit il croyait le reconnaître. Ce fut donc sans trop de surprise qu’il aperçut les trois masses grisâtres débouchant d’entre les hangars. On eût dit d’énormes crapauds dont le nez aurait été prolongé par une longue corne horizontale.

— Des tanks ! s’exclama un agent.

C’étaient bien des tanks, en effet, et ils portaient l’étoile blanche de l’armée des États-Unis. Aussitôt, ils se séparèrent pour se diriger vers les marmousets.

— Les renforts militaires demandés par Gains s’exclama Isabelle Show. Ces maudits robots n’ont qu’à bien se tenir…

Avertis par leurs radars, les marmousets s’étaient tournés vers les chars d’assaut et avaient commencé à cracher leurs bulles de lumière. Mais, si plusieurs d’entre elles touchèrent les chenilles ou le blindage des chars, elles n’eurent aucun effet immédiat sur l’épais métal.

Sans permettre à l’adversaire d’intensifier son attaque, les tanks avaient à leur tour ouvert le feu de leurs canons. L’effet fut terrifiant car, effectué ainsi, presque à bout portant, ce tir se révéla d’une efficacité redoutable. Chaque obus portait, fracassant l’un après l’autre les marmousets qui, aussitôt, se désintégraient sans que rien n’en demeurât. Bientôt, il n’y en eut plus aucun et, seule, une odeur de cordite rappela ce bref engagement.

D’entre les docks, d’autres véhicules firent irruption, pour se diriger vers le chantier. Il y avait plusieurs autos militaires et une grande limousine noire, dont sortit Herbert Gains.

Celui-ci se dirigea aussitôt vers le groupe formé par Miss Lu, Isabelle Show, Bob Morane et Bill Ballantine. Il désigna la Jeune Chinoise à Morane et demanda simplement :

— Miss Lucy Lu ?

Ce ne fut pas l’interpellé qui répondit, mais Miss Lu elle-même.

— Je suis bien Lucy Lu, dit-elle.

Et, désignant Morane et Bill, elle continua :

— Si ces gentlemen n’étaient intervenus, vous ne m’auriez pas retrouvée vivante…

Herbert Gains considérait la jeune fille avec un intérêt croissant.

— Vraiment, dit-il, vous devez connaître beaucoup de choses sur l’Ombre Jaune pour qu’elle essaie ainsi, par tous les moyens, de vous éliminer…

Elle eut un signe de tête affirmatif.

— Je connais beaucoup de choses, en effet, assura-t-elle.

Une demi-heure plus tard, Lucy Lu, Bob Morane, Bill Ballantine et Herbert Gains se trouvaient réunis dans une pièce du bureau fédéral. L’immeuble était sévèrement gardé, ainsi que toutes les rues y menant, et l’on n’avait pas à craindre une nouvelle attaque des créatures de l’Ombre Jaune.

La jeune fille, Bob Morane et Bill Ballantine avaient fait une rapide toilette et l’entrevue semblait devoir se dérouler comme une simple conversation amicale. N’eût été la gravité des visages, on n’eût pu croire qu’une terrible fatalité pesait sur ces trois hommes et cette jeune fille.

— Contrairement à ce que vous pensez, avait commencé Lucy Lu, le Shin Than n’est pas essentiellement dirigé par Monsieur Ming. Bien qu’en étant le maître suprême et omnipotent, l’Ombre Jaune fait reposer une partie de la tâche sur les épaules d’un Grand Conseil composé de neuf membres, tous mandarins de haute caste de l’ancienne Chine. Mon père, le mandarin Lu Peï Yu appartenait à ce conseil et, dernièrement, il se mit à désapprouver ouvertement certaines méthodes du maître. Tout naturellement, Monsieur Ming fut mis au courant de cette révolte et, voilà quelques mois, mon père dut fuir pour se soustraire à la vengeance de l’Ombre Jaune. En outre, il était instruit des plans de Monsieur Ming – du moins dans leur ligne générale – et il constituait un danger pour le Shin Than, et…

Lucy Lu s’arrêta soudain de parler et se mit à trembler. Elle voulut à nouveau ouvrir la bouche, mais ses lèvres ne bougèrent pas.

— Que se passe-t-il, Miss Lu ? interrogea Bob Morane. Elle ne répondit pas. Et, soudain, ses yeux s’agrandirent sous l’effet de la terreur et, tendant le bras pour désigner le mur d’en face, elle balbutia :

— Là !… Ming !… Ming !…

Les trois hommes se tournèrent dans la direction indiquée, mais ils n’aperçurent que la muraille nue.

— Voyons, Miss Lu, fit Bob d’une voix aussi persuasive que possible, il n’y a personne là. Ming ne peut vous atteindre ici…

Pourtant, la jeune fille continuait à désigner le mur nu, en murmurant :

— Ming !… Il est là !… Ming !…

Et soudain, elle se tut. Ses regards devinrent fixes et elle cessa de bouger.

Rapidement, Bob Morane passa la main devant le visage de la Chinoise, mais il n’obtint aucune réaction : les prunelles demeurèrent figées.

— On dirait qu’elle se trouve sous une influence hypnotique, constata le Français.

Herbert Gains haussa les épaules.

— C’est ridicule, Bob. Qui aurait pu l’hypnotiser à l’intérieur de cette pièce où, en plus d’elle-même, il n’y a que Bill, vous et moi ?

Se penchant vers Lucy Lu, l’agent secret reprit :

— Voyons, Miss Lu, vous veniez de nous dire que votre père connaissait les secrets de Monsieur Ming et qu’il présentait un danger pour le Shin Than… Et ensuite ?

Sans que l’expression de son visage changeât, sans que ses regards perdissent leur fixité, la jeune fille se contenta de répondre :

— Je ne sais pas… Je ne sais pas…

— Voyons, insista Gains, vous n’avez quand même pas perdu brusquement la mémoire. Essayez de vous souvenir…

Mais, tout en continuant à fixer la muraille nue où, eût-on dit, pour elle seule sans doute, s’encadrait une formidable présence, Lucy Lu répéta encore, à la façon d’une litanie :

— Je ne sais pas… Je ne sais pas… Je ne sais pas…

 

La cité de l'Ombre Jaune
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